Saturday, March 24, 2007

Làs bas, dans la province du Punjab

Je le confesse. J’ai bien essayé d’esquiver la légende textuelle que je dois aux quelques images glanées dans les ruelles de Lahore par l’illustration d’un autre voyageur. Vainement, j’ai feuilleté les pages du Web en quête d’un poème, d’un récit de voyage ou d’un extrait de conte, sans rien y fixer de déterminant. Kipling y laissa pourtant une trace avec son poème « If » tant et tant repris. Louise Brown, quant à elle, y tient peut être une chance de prix Femina ou celui des lectrices du magazine Elle avec son dernier récit « Les danseuses de Lahore ». Quant à Muhammad Iqbal, je ne trouve pas d’écrits qui me satisfassent, purifiés qu’ils seraient des références au nationalisme ; après avoir été spectateur des cérémonies quotidiennes tristement désopilantes, bien que parfois burlesques, de baissé du drapeau à la frontière IndoPakistanaise.

Lahore grouille d’histoires mystiques dans la brume d’une réputation sulfureuse. Et la ville se vie selon. Elle est à l’instar de ces berceaux historiques. Une urbanisation éclectique sertie le joyau d’une cité d’empereurs, de maharadjas, de princesses, et autres courtisanes. La vieille ville dans son corset de briques rouges, abrite le calme de la mosquée Badshahi et du Fort Shahi Qila. Perfections géométriques, magies architecturales, ultime maîtrise de l’air, de l’eau et des couleurs, quintessence du savoir être, religieux et social.


Et dans cette apparente sérénité empruntée à la sagesse du bouddha ou du prophète, une vie de fourmilière humaine se déroule sous mes yeux. Animée par la dualité solaire du rythme de cette vie fondamentalement, culturellement inscrite à l’échelle du jour qui passe, le reste n’étant que salut, réincarnation, et volonté d’Allah. Dans les ruelles étroites, protection providentielle contre les températures caniculaires, une multitude de petites échoppes s’enchaînent. Les bouchers débitent à coup de hache sur des billots du bois les poulets et moutons. Les tapissiers roulent dans un geste délicatement précis les rouleaux de tissu multicolore pour attirer le regard de la passante exigeante. Les pâtissiers font bouillir l’huile de friture ou les marmites de lait dans des récipients aux couleurs chaudes de cuivre et d’étain ou dorent les biscuits aux arômes épicés. Le vendeur de légumes présente au passant ces aubergines les plus charnues, ces fraises les plus rouges, et prend soin de semer sans arrêt les gouttelettes d’eau qui donneront à la menthe coupée quelques heures supplémentaires de fraîcheur. L’épicier lisse le dôme de poudre colorée qui indique au passant le contenu des sacs d’épices alignés au soleil de sa devanture. Chaque ruelle joue le rôle d’une frontière virtuelle qui sépare la ville en un échiquier géométrique ou chaque case concentre l’ensemble des boutiques qui partagent la même activité. Et chacun de mes sens, encore et toujours, bondit dans l’inconnu à chacun des croisements. Le temps paradoxalement est resté figé dans une tornade de sonnettes accrochées au charrues, de clochettes qui raisonnent de l’intérieur des temples, du chant des enfants récitant les versets du coran dans les madrasas.


Lahore est une merveilleuse machine à voyager dans le temps et agrippé sur le siège arrière d’un rickshaw, je passe de la période mongole, à une ville du 21ème siècle, d’une atmosphère coloniale britannique à la magie envoûtante des qawwali (chants dévots musulmans), du triste classicisme anglican à l émancipation spirituelle soufie.


Lahore fait partie de ces creusets d’Asie centrale ou se fondent les courants qui l’ont depuis toujours traversée comme se rencontrent plus au nord les torrents descendus de l’Hindukush et du Kakarokam et fertilisent les plaines du lointain sud. Mais hélas les pastels du tableau sont meurtris des maux trop souvent rencontrés d’une modernité qui s’impose. Les vraies larmes d’un hippopotame dans la cage d’un zoo qui n’a de style victorien que les dernières ruines d’un passé déchu accompagnent dans l’errance le regard des vieux dépassés par le temps, même présent. Si l’appel à la prière pouvait être chanté autrement que par une mécanique criarde en plus d’être défaillante.


Seuls le silence et la sérénité devraient être prosélytes, une fois passées les portes de fer forgé des mosquées ou des patios intérieurs ombragés par des arbres centenaires.


Alors n’en déplaise à beaucoup, ce n’est pas Kipling qui a bien des égards aurait du faire prudence, mais c’est à l’homme de Lahore que revient le mot du silence :


Ici.


Je l'ai rencontré
A Lahore par hasard
Il vivait dans la mosquée
Comme d'autres dans les gares

Je l'ai regardé
Le sourire en défense
Il voulait seulement parler
Des choses d'importance

Ici ici
On essaye d'être deux
Ici ici
Tant d'amour au feu

Souvent il m'écrit :
"Est-ce que tu pries ton dieu ?
Etes-vous femme et mari ?
Est-ce que tu es heureux ?"

Il n'a rien à lui
Que ces questions d'urgence
Il ne manque rien à ma vie
Juste y trouver un sens

Ici ici
On invente des jeux
Ici ici
Pour vivre avec ce bleu

Ici ici
On essaye d'être deux
Ici ici
Tant d'amour au feu

(Poème de Gildas Arzel)


Fin du 8éme mois à Kaboul

Photos:
http://fr.pg.photos.yahoo.com/ph/vinceball/my_photos

Monday, March 05, 2007

Tu es un homme si tu es fort...

Nouakchott, Mauritanie, 2004

Je rentre à l’instant de la plage. Je suis encore au volant de ma voiture, garée, moteur éteint, devant la maison que j’habite à Nouakchott. Seul. Je suis un peu perdu dans mes pensées. Je suis complètement sonné. Ecrire, l’écrire.

Ce fut Jean Jacques, médecin de la coopération française et ami, qui, le premier, me parla de Francisco. Il me téléphona un après midi pour me signaler ce couple dont le mari avait été diagnostiqué séropositif après un dépistage réalisé dans le cabinet d’un médecin privé. En absence de centre de dépistage fonctionnel à Nouakchott et a fortiori de prise en charge structurée des personnes vivant avec le VIH/Sida, le nombre de cas identifiés dans le secteur privé commençait sensiblement à croître. Malgré quelques initiatives personnelles permettant à un petit nombre de patients de bénéficier d’une prise en charge à Dakar, la lutte en Mauritanie était circonscrite à quelques balbutiements. Du désert des consciences et de l’ombre des culpabilités sortaient de plus en plus de femmes et d’hommes, souvent hélas à un stade déjà avancé de la maladie. Ceux qui n’étaient que statistiques, acronymes et populations cibles sur quelques lignes de documents de projets et de politiques nationales avaient enfin un visage.

Francisco et Marenda son épouse travaillait pour un expatrié portugais, Antonio. Antonio, je ne le connaissais pas, je savais tout juste qu’il officiait comme expert auprès du Directeur du Parc National du Banc d‘Arguin.

Ma première pensée fut orientée vers un réflexe simpliste de solidarité de marins. Un peu naïvement, certes, moi qui ne suis qu’un piètre navigateur, amateur épisodique d’océans. L’idée que ce couple, que je pensais être imraguens, puisse être victimes de cette maladie me choqua, sachant le relatif isolement de ces populations dans le Parc National. Mais après tout, pourquoi pas ? Les imraguens sont les habitants, principalement pêcheurs, du banc d’Arguin, une aire marine protégée située le long des côtes mauritanienne, un parc national classé au patrimoine mondial de l’Humanité, fantastique terrain de jeu pour oiseaux migrateurs, poissons du grand large (courbines, tiofs, dorades coryphènes, mulets) et autres dauphins. Ces pêcheurs naviguent sur des lanches à voile, bateaux à fonds plats, au gréement aurique - le moteur est interdit dans cette réserve. J’avais été fasciné par cet endroit dans lequel je m’étais rendu à plusieurs reprises avec Xavier, Xuan, Anne Sophie, Manu, Patrice et Tania.
Mais le Sida ici ? Etait-ce déjà la première conséquence de la route en construction qui allait bientôt relier Nouakchott à Nouadhibou passant le long de la frontière orientale du Parc National ? On sait qu’une route engendre du passage, du commerce, des routiers, une certaine forme de tentation pour certains de quitter leurs activités ancestrales pour tenter fortune le long de ces rubans d’asphaltes mais hélas agit aussi comme facteur accélérateur des vecteurs de maladies infectieuses.

Le quiproquo cessa quand j’appris que Francisco et sa femme n’étaient nullement originaires du Banc d’Arguin, mais venaient de Guinée Bissau.

Bien évidemment, il me sembla naturel de leur venir en aide, d’autant que nous avions depuis peu quelques traitements anti-rétroviraux à disposition, espoir de survie dans un environnement sanitaire si fragile et incertain, pourquoi ne pas dire précaire ?

Antonio, soucieux de l’état de santé de ce couple et notamment de Francisco qui enchaînait infections sur infections, me demanda si le médecin qui travaillait sur le programme de dépistage et de prévention du Sida dont je m’occupais à Kiffa - et qui a avait été spécifiquement formé sur la prise en charge des personnes vivant avec le VIH - pouvait les voir en consultation, ce qui fut sans problème organisé dans les locaux de la Croix-Rouge Française.

Je me souviens de cette première entrevue, une fin d’après midi, douce et éclairée d’un soleil qui déjà se posait sur la ligne de l’horizon. Francisco arriva un peu péniblement, la démarche chaotique et lente dans l’ascension des quelques marches qui montaient au premier étage de la maison où se trouvaient les bureaux de la délégation. Marenda et Florencia, leur petite fille de quelques mois, l’accompagnaient, se tenant juste derrière cet homme qui ne demandait qu’à retrouver sa fierté et le rythme simple et lent d’une vie africaine. Francisco et Marenda ne parlaient que très peu le français mais le comprenaient assez bien, s’exprimant avec un accent chantant à consonances portugaises.

Dans l’arrière salle de la Croix-Rouge, avec une voie mélodieuse, alternant les sourires, les rires et les attitudes plus sérieuses d’un thérapeute le Docteur Abderrahmane prodigua quelques soins, après avoir émis un diagnostic syndromique sommaire faute de pouvoir in situ faire les investigations nécessaires.

Finalement, la donne était simple. Marenda semblait bien portante, sans infection opportuniste. Florencia illuminait par son sourire, sa beauté inouïe, ingénue mais bien sûr ne pouvait comprendre les enjeux du moment et la bataille qui semblait devoir se dérouler. Voir cette unité, ce bonheur familial dans les yeux de ses deux parents me serrait le cœur. Francisco et Marenda, se jetaient des regards furieusement amoureux. Francisco à l’évidence vibrait d’admiration pour sa si belle épouse. Miranda, elle, étincelait de la fierté d’être aimée. Ils étaient tout deux dépositaires de cette histoire d’amour qui avait pris racine dans leur enfance. Tous, je crois, avions l’espoir que cet épisode finirait rapidement. Que bien que le visage de Francisco fusse marqué des stigmates d’un futur compromis, il retrouverait sa bonhomie, la vaillance et la force masculine rassurante que requièrent les coutumes africaines.

Pour Francisco, des analyses complémentaires furent effectuées et les antibiotiques prescrits de façon à commencer une chimioprophylaxie des infections opportunistes, infections à traiter avant toute mise sous traitement anti-rétroviral.

Ce n’est que quelques semaines plus tard que je revis Francisco.
Antonio m’appela un matin alors que je prenais mon petit déjeuner à la Palmeraie avec Jean Jacques, dans les derniers jours de son séjour Mauritanien. L’état de santé de Francisco avait brusquement chuté et il devenait donc urgent de le faire examiner par un médecin qui venait du Sénégal une fois par mois, médecin du Centre de Traitement Ambulatoire de Dakar, mis en place il y a quelques années par la Croix-Rouge française. Je donnais donc rendez vous à Antonio dans les locaux d’une ONG mauritanienne qui accueillait ce médecin. Je patientais quelques minutes avant de voir Antonio arriver dans sa Mercedes noire, que l’on croirait tout droit sortie d’un vieux film des années cinquante ou d’une collection d’un fou passionné. Seule Mercedes noire à Nouakchott, d’une propreté intacte, la carrosserie étincelante rescapée des conduites locales anarchiques.

Francisco était assis à l’arrière du véhicule. Nous avions pris soin de prévenir que Francisco arrivait dans un état plus que fébrile et donc qu’il serait bon qu’il puisse passer rapidement dans la file des consultations. Nous le fîmes asseoir sur une chaise dans l’entrée en attendant que la consultation se libère. Etrange, ce lieu miteux de consultation, pour une maladie si compliquée. Nous étions en plein débat sur le rôle des ONG – notamment les organisations confessionnelles - dans la prise en charge des malades. La veille, j’avais eu une réunion avec certaines d’entre elles pour renouer le dialogue. Essayer à tout prix que chacun accepte son rôle, dans une chaîne d’intervenants ou les complémentarités sont de mises, ou l’intérêt des malades doit primer sur toutes les stratégies – parfois plus que douteuses - de captation des fonds des bailleurs.
Même si la prise en charge se devait d’être du ressort médical dans une structure médicalisée, il fallait pour le moment faire exception et accepter ce système bancal et provisoire.

L’atmosphère étrange devint soudainement grave. Une certaine agitation envahit le petit couloir. Une femme suffoquait et se mit à vomir dans un renfoncement, juste derrière nous. Assise par terre, je ne l’avais pas remarquée vêtue d’une melaffa noire pour cacher son identité mais aussi sa honte. Une autre de ces ombres qui combat au corps à corps cette maladie bien vivante et si tenace. Les regards étaient bas, les personnes humbles. Les bureaux étaient remplis de deux douzaines de personnes qui attendaient leur tour, une hypothétique providence d’un salut rédempteur. Antonio me fit la remarque quand nous fumes sortis, que toutes les ethnies et probablement toute les zones du pays étaient représentées.

La lutte pour la mise en place d’une structure dédiée ne pouvait donc attendre plus longtemps. Il fallait donner sans conteste un coup de pied dans la fourmilière de tout ce petit monde soi-disant concerné qui se perdait en conjectures, en écritures de plans quinquennaux, de concepts très (trop ?) onusiens, et qui de séminaires en ateliers avaient oublié, faute d’être sur le terrain, la réalité sordide de ces consultations et du quotidien de ces femmes et hommes en souffrance.

Une fois Francisco entré dans la salle de consultation, je saluais le médecin sénégalais que je connaissais et me retirais pour ne pas gêner.
Francisco fut hospitalisé dans la foulée. Les infections opportunistes le rongeaient petit à petit en réduisant à concurrence les forces qu’il lui restait. Quelques jours plus tard, lors d’une de mes visites, Francisco m’expliqua qu’avant, il pesait 90 kilos et qu’il était un homme fort. En Guinée Bissau, le dicton dit « tu est un homme si tu es fort ». Francisco allait devoir se battre pour se persuader qu’il pouvait le redevenir. J’avais sous-estimé l’importance de ce combat contre les croyances ancestrales, les dictons qui se murmurent sous les cases et tout ce qui fait que la vie en Afrique se déroule souvent selon des codes bien éloignés de notre rationalité occidentale.

D’un côté, j’avais avec moi à la Croix-Rouge un médecin formé, jeune, battant mais qui travaillait à 700 Kms de la capitale mais qui ne pouvait pas être à Nouakchott en permanence. De l’autre nous devions Antonio et moi faire face à un fonctionnement hospitalier tel qu’on le rencontre souvent en Afrique : les actes ne sont pas payants mais les services hospitaliers sont dénués du minimum d’équipements et de consommables, à charge pour le malade de fournir, gants, coton, alcool, seringues et même la feuille qui sera scotchée au mur – si la peinture veut bien tenir – pour y inscrire la courbe de température. La rémunération des personnels reste à la charge des établissements hospitaliers, et indirectement du budget de l’état. Des médecins rémunérés à peine trois fois le seuil international de pauvreté, des infirmiers, idem. Comment pourrait on alors leur en vouloir de n’aspirer qu’à faire le minimum en secteur public et se hâter ensuite pour rejoindre les structures privées où ils gagnent 15 fois le seuil de pauvreté en une après midi ?

L’hospitalisation de Francisco fut pour moi une période de contrastes. A la fois elle me fit désormais voir la réalité des choses, moi qui me disais, quelques temps auparavant, que j’étais trop loin des patients et bien en voilà un qui m’en rapprochait et de quelle façon. Donc d’un côté j’apprenais ce qu’est une hospitalisation, comment fonctionne un hôpital dans un pays en voie de développement. De l’autre j’apprenais ce qu’est la lutte contre cette maladie à laquelle se greffe une lutte pour obtenir le minimum de soins, d’attention de la part d’un personnel de santé aux qualités humaines et professionnelles très inégales. Et tout cela concourrait à ma détermination pour faire avance le projet de Centre de Traitement Ambulatoire de Nouakchott, supporté par la Croix-Rouge française et aidé si précieusement par Jean Jacques et quelques autres Don Quichotte de la coopération française, de la banque mondiale, de la région Ile de France et de quelques mauritaniens qui avaient bien voulu reconnaître l’urgence et l’expertise.

Francisco était seul dans sa chambre alors que des places étaient disponibles dans les pièces contiguës ou les malades étaient regroupées. Forcément, sur son dossier était inscrit au marqueur HIV Positif…

On parlait alors de stigmatisation. La voilà. Un malade du Sida ne pouvait être mis avec les autres malades, l’ignorance, du personnel médical était patente et donc il ne pouvait comprendre ni les enjeux de la discrimination, ni la philosophie avec laquelle il faut traiter de tels patients. Mais ce n’était pas grave et finalement je trouvais que c’était mieux comme cela. Nous étions plus au calme avec Francisco. Marenda, qui venait tout les jours avec Florencia, y trouvait un lit pour allaiter, se reposer et comme nous devions parler un peu fort à Francisco dont l’ouïe baissait, cet isolement providentiel nous à évité d’éventuelles récriminations des autres patients et de leurs accompagnateurs.

Le parcours de Francisco depuis son entrée à l’hôpital était chaotique. Il oscillait entre un état lucide, conscient, parfois même plaisantant et drôle, et un état de rechute fiévreuse, pendant lequel son regard était ailleurs, son expression orale diminuée, son moral plongeant. Ne pouvant assurer seul les actes les plus simples synonymes universels de liberté et donc de dignité.

Je me suis souvent emporté – et parfois sans ménagement et je le regrette aujourd’hui – contre certains personnels médicaux en oubliant l’essentiel. Ombres paupérisées du système de santé, les personnels médicaux fournissent un travail à la hauteur des quelques dizaines d’euros qu’ils touchent chaque mois. J’ai souvent eu le sentiment que certains avaient oublié même qu’une tâche leur était dévolue avant même d’avoir des devoirs et d’être conscient de la qualité de leurs actions. Le manège des postes était impressionnant : entre les médecins de garde, les médecins du service, les infirmiers du service et leurs homologues de garde, les personnels de salle et autres hommes et femmes en blouse auxquels il était impossible d’attribuer un travail ou une fonction correspondant à l’étiquette de leur uniforme. Je ne suis pas fils et petit-fils de médecin pour rien, et la haute idée que j’ai des serments, éthiques et autres comportements empathiques attachés à ces professions fut constamment, quotidiennement, mise à mal.

D’examens biologiques en examens biologiques accomplis dans un laboratoire privé, seul à même alors de fournir une rapidité et une qualité de travail optimale, Abderrahmane poursuivit le long travail d’élimination de ce que pouvaient être les causes de la fièvre, des oedèmes des pieds, des tremblements, etc.… Paludisme, paludisme neurologique, hémocultures, ponctions lombaires, ancienne tuberculose, péricardite, hépatite, analyses sanguines, rénales, tout fut méthodiquement passé au crible et les examens s’enchaînèrent. Après une dizaine de jours, la fièvre tomba, les traitements administrés semblaient faire effet.

Je n’avais cure des considérations de santé publique sur la nécessité de tous ces examens dans un système de soins de base, Francisco était notre Ami. Il serait temps plus tard de définir le paquet de soins offert aux patients d’une future structure.

Aucun suivi n’était effectué par le personnel médical. Un traitement antibiotique qui aurait du faire l’objet d’une régularité dans l’observance pendant simplement quelques jours était quasi impossible. Les médecins de garde prenaient leur service en retard et donc sans pouvoir avoir le moindre échange avec le médecin de jour. Les infirmiers pareils. En l’absence d’Abderrhamane, personne n’était donc au courant des traitements, le cahier n’étant à jour qu’en fonction du bon vouloir du personnel…Seuls les petits bouts de papiers faisant office d’ordonnance et conservés précieusement dans un sac en plastique pouvaient être utilisés pour informer le manège des blouses blanches. Ils permettaient la reconstitution minutieuse du fil de vie que Francisco n’abandonnait pas.

Petit à petit, jour après jour, les fièvre se firent plus espacées, Francisco retrouva une expression plus vive, des paroles moins mâchées, un regard plus soutenu. Ce n’était plus l’infini dans le regard des autres qu’il regardait. Il était essentiel qu’il boive et s’alimente pour en terminer avec les perfusions et pouvoir ainsi être de retour chez lui. Francisco commença à se nourrir à nouveau, par petite cuillère, comme un enfant, comme son enfant.
Antonio et moi nous nous relayions malgré des emplois du temps chargés pour pouvoir passer plusieurs fois par jour et nous assurer sans trop interférer avec le staff médical que le minimum, recommandé notamment par Abderrhamane lorsqu’il repartait en brousse, soit fait. Marenda et Florencia chaque jour, passaient de longues heures assises sur un autre lit. Florencia à jouer comme elle pouvait, entre deux siestes.
Ici comme ailleurs, la famille est indispensable au bon déroulement d’une hospitalisation. C’est elle qui apporte à manger, achète les médicaments et consommables, c’est elle qui réconforte, c’est elle qui permet au malade de garder sa dignité.

C’est maintenant que le pari sur la vie commence.

Décision est prise de ramener Francisco chez lui. Il s’alimente, boit régulièrement, certes au prix d’efforts parfois douloureux, mais démontrant à l’évidence sa compréhension de cette impériosité.
Antonio a fait construire une petite maison avec chambre et salle de bain à l’arrière de sa propre maison afin que Francisco et sa famille puissent y vivre. Ils ont le jardin pour eux. J’habite de l’autre côté du mur.

Depuis quelques jours, la petite famille se réinstalle et prend ces marques après ces deux semaines passées à l’hôpital. Une petite terrasse est recouverte de quelques matelas afin que Francisco puisse rester dehors, à l’ombre des arbres. Ils sont entourés d’Antonio, d’Amadou le cuisinier, de Tierno et des quelques gardiens des maisons alentours qui viennent le saluer. Un infirmier vient une fois par jour faire les injections. J’essaie aussi d’être là.

La fièvre a disparu. Seul reste une douleur lancinante dans les membres inférieurs qui aux dires de Francisco le brûle et l’empêche de dormir. Son état de santé s’améliore jour après jour mais son état de fatigue et de lassitude s’aggrave.

Antonio est parti en vacances depuis deux jours. Tout a été méticuleusement organisé pour que Francisco ne manque de rien. Je suis passé plusieurs fois chaque jour. Francisco me parle désormais inlassablement de la bête intérieure, de celle que chez lui les vieux savent extraire du corps. Nos regards se fixent l’un dans l’autre. Francisco est un sale caractère, un type un peu têtu et qui doit s’en remettre à une autorité sans laquelle il décide au gré de ces humeurs. Ni le médecin ni moi-même ne pouvons être cette autorité. Seul Antonio possède ce pouvoir émanant d’une relation profonde, ancienne, d’une langue commune.

Hier, j’ai accompagné Marenda pour faire une prise de sang en vue d’un bilan initial, préalable à une éventuelle mise sous traitement anti-rétroviral si ces caractéristiques biologiques le justifient. Une autre femme est entrée au même moment. Si fragile, si fébrile, si faible. J’ai senti la crainte dans les yeux de Marenda,

Ce matin, je suis arrivé exceptionnellement à huit heure pour vérifier que Marenda comprend quel médicament elle doit donner à l’aube à Francisco. Je suis stupéfait de voir que des valises sont prêtes, la télévision est emballée, la petite maison au fond du jardin balayée, rangée, comme avant un départ en vacances. J’ai déjà parlé au frère de Francisco hier, sur l’importance d’être patient, d’enchaîner les traitements avant une médication anti-rétrovirale. Ce matin, je réitère donc, avec patience et détermination, mon couplet sur la nécessité de faire confiance au Dr Abderrahmane qui l’entoure, de se donner du temps, encore quelques jours, au plus deux semaines. Je décide même avec Abderrahmane de lui donner des antalgiques et un somnifère afin qu’il puisse dormir et que les douleurs diminuent.

Je fonce à la pharmacie et à 10 heures suis de retour. Une fois les médicaments avalés devant moi, je retourne à mon bureau.

Midi. La secrétaire d’Antonio m’appelle. Elle est en compagnie, d’Amadou le cuisinier. Il est arrivé tard ce matin. Quand il est arrivé, Francisco, Marenda et Florencia devaient déjà être loin de Nouakchott dans un taxi brousse en partance pour le sud, pour la Guinée Bissau, au autre horizon, une autre médecine. Francisco et sa petite famille ont pris le chemin des sorciers pour tenter de faire sortir la bête. Le père de Francisco est un grand sorcier.

Francisco a décidé seul de partir. Il sait sûrement le risque qu’il prend. Nous le savons. Je ne pense pas que Francisco ait agi avec ingratitude. Je crois que cela témoigne tout simplement de la distance qu’il nous reste à parcourir pour expliquer la maladie, pour apporter une information simple, compréhensible aux malades et à leur famille. Avec toute la relativité que ces explications peuvent avoir face à des croyances, des superstitions, des grimoires qu’il faut s’abstenir de diaboliser aussi car ils peuvent sans conteste avoir des effets positifs. Et tous les efforts du Dr Abderrahmane , d’Antonio et de moi-même ne pouvaient à ce stade concourir a faire gagner du temps au temps.

Je lisais il y a peine quelques jours le chapitre d’un livre sur le « désert sanitaire ». Fantasme des interventionnistes dans les pays en voie de développement qui pensent, notamment en matière de développement au sens large et de programmes humanitaires de santé en particulier, que rien avant eux n’existait. J’espère que les pratiques qu’elles soient animistes, médecines douces ou traditionnelles pourront éviter le pire à celui que je commençais à voir avec mes yeux de petits blancs comme un Ami. Non pas que notre relation était légitimée par des années de connaissance. Non mais juste le partage de quelques moments intimes comme il en existe dans la relation accompagnant – malade, marquée par de petits gestes de complicité, des regards sincères. Francisco me rappelle si besoin était que l’Amitié appartient aussi à ces notions dont les conceptions sont si différentes entre les cultures comme la vie, la mort, l’amour, la sexualité, la relation à l’autre.

Je reviens de la plage où je me suis assis quelques minutes face à la mer. Un chien errant est venu s’allonger à coté de moi. Un homme est passé me faisant un sourire, et a déployé de la plage son petit filet de pêche rond sur la mer.

Post scriptum

Antonio apprendra plus tard de Bissau Guinéens que Francisco décèdera quelques semaines plus tard.

Trois années on passé. Florencia a une nouvelle petite soeur...

Le Centre de Traitement Ambulatoire de Nouakchott a ouvert ses portes quelques mois après le départ de Francisco.

2007. Deux ans plus tard. Il est encore aujourd’hui conduit par le Dr Abderrahmane et accueille plus de mille personnes vivant avec le VIH/Sida dont probablement prêt de la moitié sont sous trithérapie avec un taux d’observance exemplaire. A Nouakchott, comme ailleurs, le devenir de ces structures est encore conditionné par le bon vouloir politique, à un accès à faible coût aux thérapies, à l’existence d’une motivation humanitaire des sphères dirigeantes, et tant d’autres obstacles potentiels qui justifient la parole d’Antonio : La lutte continue…

A Francisco, Marenda, Florencia et Tierno.

A Antonio, il sait quel lien nous unit.

A toute l’équipe de la Croix-Rouge française et du Centre de Traitement Ambulatoire de Nouakchott. Une famille…
Aux patients du CTA.

Nombreux sont ceux qui ont fait de ce projet une réalité et dont j’ai la prétention et le bonheur pour la plupart de pouvoir les compter au rang de mes Amis chers : Guillaume Adam, Jean Jacques Bernatas, Jérôme Clouzeau, Gérard Millot, Dr Abdallah Ould Horma, et bien sur le Dr Abderrahmane Ould Mohamedoune.