Saturday, December 03, 2005

Yé man !

Les embruns des alizés d’automne n’ont pas encore déposé sur les atolls caraïbes les colonies vacancières, transhumées par les vendeurs d’exotisme, proxénètes d’une beauté perdue, installés de l’autre coté du golfe du Mexique.
L’ouragan Wilma s’éloigne petit à petit vers d’autres longitudes et laisse derrière lui une mer inhabituellement agitée, une eau turbide, des boutiques aux rideaux baissés, des villégiatures vides. Le peuple de Jamaïque après des semaines de pluies tropicales intenses, se répare de l’angoisse d’une déviation subite du cataclysme qui aurait pu à nouveau le frapper directement de ses vents tourbillonnants, de ses précipitation diluviennes, des ses vagues rabotant les plages et meurtrissant les coraux qui sertissent cette île volcanique. Il est passé au large…cette fois.
Après une longue marche avec Matthieu sur la plage, nous arrivons dans ce lieu qui ce soir la animera les quelques curieux en mal d’attraction et de mélodies.
La scène est largement ouverte sur un public parsemé, absent, composé de quelques vacanciers, de jamaïcains aux coiffures rastas venus ici chercher plus que de simples notes, plus qu’un frisson d’accords reggae. Est-ce un appel à la communion universelle, rite de la religion rastafari, dont les églises n’ont de toit que les ciels de Jamaïque ou d’Éthiopie ? Est-ce l’auditoire d’un soir de l’expression originale d’une philosophie communautaire purement existentielle ?
L’arrière-scène est délimitée par un long mur, affichant une fresque peinte composée de visages multiples. Certains sont naturellement connus comme Bob Marley ou Jimmy Cliff, emblèmes mythiques, devenus au-delà des frontières des icônes au rabais d’une attitude anticonformiste d’un alter mondialisme terne, décalé, sans idée. Pour toujours. D’autres ne le sont pas, mais le caractère d’épitaphe témoignent de la violence qui parfois touche les communautés locales, victimes des guerres que se livrent les gangs des alentours, qui parfois font tomber les étoiles locales venues brûler leur talent sur l’autel du non sens.
Nous faisons quelques pas sur la terrasse de l’hôtel qui accueille cette soirée, hélés par quelques créatures féminines locales à la plastique avantageuse, dans les vapeurs de ganja et redescendons nous asseoir dans la fosse. Un groupe commence à jouer un reggae, inspiré, doux, moderne, parsemé de tentatives plutôt réussies de créations d’auteur. Ils sont légion ici les apprentis musiciens mais combien d’entre eux ont su laisser le répertoire local classique et les reprises incessantes, souvent hasardeuses des hymnes de Bob Marley, pour s’aventurer dans les interstices de cette musique née d’une parenté naturelle et complexe, fusion des airs envoûtant les populations vivant de part et d’autre de l’océan atlantique ?
Alors que la musique commence, j’aperçoit un homme, petit, âgé, du coté jardin de la scène. Il est modestement vêtu d’un pantalon noir, d’un tee-shirt rouge et sa tête est recouverte d’une crinière de dreadlocks blancs. Il va et vient sans raison à tel point que je ne saisis s’il est un vieux fou, aimé et respecté de tous ces compatriotes pour un passé glorieux ou bien s’il fait partie du spectacle ; mais alors quel est son rôle ?
Il dépose délicatement une vieille chaise peinte en jaune sur le devant de la scène et la surélève adroitement de trois bouteilles en verre vides de Red Stripe, la bière locale. Mais pourquoi trois alors que comme toute chaise celle ci à quatre pieds ?? Il en donne quelques instants plus tard, après avoir enlevé ses vêtements, une réponse immédiate et stupéfiante en volant tel un oiseau sur cette chaise, un équilibriste à l’esprit ailleurs, un danseur transis pas cette musique emprise de liturgie. Son corps est léger, libre et imprévisible comme les fumées de la ganja. Il joue avec la gravité, avec le centre de l’équilibre universel, invitation à le suivre dans son monde. Il saute du dossier, aux barreaux, s’assoie, se lève, fait le poirier en équilibre sur une main. Il pourrait être sur un cheval d’arçon, des barres parallèles, un trapèze…
Cet homme porte sur lui les stigmates du temps qui lui a tanné et coloré la peau. Le soleil, l’eau du lagon se sont chargés de la lui affiner peut être au gré des plongées et des pêches, près de la passe en quête de homards ou de poissons clown. Il est une lumière allumée du passé, dans l’essence artistique, exprime les danses, les regards, les mouvements corporels tels que les traditions orales les décrivent depuis les temps immémoriaux perdus aux plus proche des racines généalogiques de l’espèce humaine locale, pour la plupart rescapée des transatlantiques négrières.
Réalise t-il qu’il passe à travers le faisceau de la lumière jaunie d’un spot opportun, mise en scène du destin qui le propulse tendrement sur le terrain de nos émotions du soir. Mystérieuse condition humaine que celle de cet homme qui normalement devrait geindre la complainte de l’arthrose et qui au contraire est plus agile qu’un athlète, plus léger qu’un oiseau, plus fluide que l’eau à travers les galets. Il enchaîne de chanson en chanson, l’équilibriste de la chaise, le cracheur de feu, le mime. La musique en devient alors un art secondaire, dans cette île ou un hymne immortel raisonne chaque jour, dans chaque maison, sur chaque partition d’un apprenti musicien, puit inépuisable d’inspiration. Les corps des spectateurs restent statiques, fixant d’un regard embrumé et admiratif le vieil homme. Les pieds n’accompagnent plus la caisse claire depuis son entrée en scène, les lèvres se sont figées, les paroles chantées se sont faites murmures et pensées…

Dans un éclair de mes sens, je demande d’une façon impromptue à un couple d’anglo-saxons s’ils peuvent m’envoyer par mail les photos numériques qu’ils sont en train de prendre tout en leur tendant mon email. Je n’ai jamais reçu ces clichés.

Entre deux morceaux, le chanteur présente son groupe, le petit homme a quatre vingt deux ans.