Tuesday, September 14, 2010

En bordure de Kom El Dikka



Il est assis devant son échoppe faiblement illuminée, à cette heure tardive ou les clients se font rares. Comme chaque soir depuis l’apparition de la nouvelle lune, il  ouvre a nouveau vers vingt heures, une fois avalé le copieux repas qui suit l’appel de muézin marquant la rupture quotidienne du jeun de ramadan. La lumière du jour qui se meurt se confond aux poussières en suspension pour fondre Alexandrie dans des tons or et sépia.

Shérif pousse de ses doigts rugueux les pions blancs usés et ternis du backgammon. Il ouvre le jeu usant inexorablement des quelques stratégies d’attaque qu’il emploie sans cesse contre le voisin Saïd, et que ce dernier connaît bien et pare machinalement des toujours similaires positions défensives.  Deux vieilles chaises de bois. Une table en formicas. Une narguilé, deux verres de thé et deux verres d’eau posés sur un plateau d’aluminium patiné par l’usure du temps.

Sa boutique est engoncée entre un réparateur d’automobiles et un menuisier.
D’un coté, sous la lumière pâle d’une vielle ampoule  graisseuse, un magicien des carrosseries meurtries dans le chaos d’un trafic nerveux s’affère dans un bruit rythmé d’outils et de ponçage.
De l’autre, un menuisier s’applique à déposer au pinceau une fine feuille de simili or sur le squelette d’un fauteuil à la sculpture hésitante et désuète qui rejoindra bientôt un mobilier clinquant à défaut d’être authentique.

L’ensemble architectural du quartier de Kom El Dikka est à l’image de ce pays. De Port Saïd à Roquette, des quartiers de Zamālek au Caire à la corniche du port Oriental d’Alexandrie, des  entrepôts de Damiette aux Comptoirs de Suez. Pour voir, il faut commencer par fermer les yeux. Un instant oublier pyramides, tombes et caveaux funéraires, colonnes de marbres et autres mosaïques romaines. Laisser son esprit vagabonder dans des turbulences architecturales qui désormais vous portent de Florence au Pirée, de Paris à Istanbul, de Damas à Tripoli. Le mélange des genres,  la diversité des matériaux, la juxtaposition des époques et l’enchevêtrement des inspirations a trouvé ici son isthme d’expression.

Shérif vend le rêve ou peut être le fantasme à l’état pur. Accrochés aux murs, déposés au sol, verticaux entre deux postes de radiophonie des années trente, empilés sur une console Louis XVI. Certains semblent être l’objet d’une plus grande attention que d’autres. La  poussière est parfois ici un indicateur précieux même si peu fiable car, sous ces latitudes, la patine du temps se mélange à l’air chargé de la métropole méditerranéenne.
La collection d’un ambassadeur décédé sans filiation, La passion d’un notable voyageur, la saisie d’un débiteur déchu, la contrepartie d’un connaissement ou d’une lettre de change, ou tout autant le fruit du travail et des connaissances de deux générations de chineurs, de marchands, père et fils, s’empilent ici, dans le calme, dans l’humilité.

Les pastelles orientales des paysages du Bosphore s’opposent aux natures mortes de gibiers solognotes. Des navires trois mats au gré des tempêtes contrastent avec les huiles colorées d’un célèbre peintre égyptien des années 50. Les signatures se devinent et les années s’écoulent. XIXème, XXème. Gaston Noury, Wartan Mahokian, Corm ou Charobim. La multitude de fenêtres sur le monde et sur le temps, encadrées ou pas, enivre nos esprits et aiguise nos envies.
Le père de Shérif, fondateur des lieux, vieil homme au sourire discret et à la tenue irréprochable, nous murmure en français quelques noms des connaissances qu’il fit, des visiteurs qui franchirent le seuil, des grands noms coloniaux qui traversèrent sa vie et que mon inculture artistique regrettée ne me permet pas d’apprécier à une juste valeur.

Au gré de nos pas dans cet enchevêtrement d’antiquités, les chandeliers se dévoilent allumés promptement d’un mouvement furtif dans l’armoire de fusibles.  Les biscuits s’illuminent et les bronzes se reflètent dans les miroirs au plomb mouchetés par le temps, les objets prennent vie. Shérif a réponse à chaque question avec l’application d’un orfèvre, la méthode du chercheur et l’élégance qui encore aujourd’hui accompagne l’accueil du voyageur en terre musulmane.

Chaque jour, Shérif contemple devant son échoppe, au delà du trottoir d'en face de cette rue Sayefa Zaghloul,  le parcours des civilisations qui  se succédèrent autour de l’amphithéâtre romain  et des restes d’un quartier résidentiel du Ier siècle qu’aujourd’hui on fouille en quête de conservation et peut être de sens.
Peut-être Shérif ignore t’il cette opportunité qu’il distille d’approcher d’un autre angle le fait colonial, l’origine du voyage, la beauté de se laisser vagabonder au fil d’époques qui brillent toujours aujourd’hui, malgré les poids et relents qu’elles conserveront à jamais.

Quelques Cadillac et autres tractions avant s’alignent le long des trottoirs de ces ruelles étroites. Certaines étincelantes, d’autres y finiront leur route. Les hommes du quartier sont assis aux terrasses des cafés, fument la chicha en sirotant un thé ou en buvant un café turc. Des notes de musiques s’élèvent de l’estrade qui accueille des musiciens traditionnels de Suez, de Nubie ou de Haute Egypte.

Ici ou là, en bordure de Kom El Dikka, c’est d’authenticité qu’on se parle et au delà des choses, c’est d’humanité qu’il s’agit.